L��QUILIBRE DU MONDE, de Rohinton Mistry

par Luc Schweitzer ss.cc,
in "Horizons Blancs" n�191

Les organisateurs du dernier salon du livre de Paris ont eu la bonne id�e de mettre � l�honneur la litt�rature de l�Inde. Belle initiative qui a peut-�tre incit� les esprits curieux � commencer l�exploration d�une litt�rature encore trop m�connue et pourtant foisonnante. Le roman dont je propose la lecture pourrait fort bien servir de porte d�entr�e � ceux qui d�sireraient se lancer dans une telle entreprise. Voici un livre �tonnant, bouleversant, captivant, une fresque tant�t dr�le, tant�t �mouvante, tant�t cruelle, qui ne peut laisser indiff�rent le lecteur.

Nous sommes � Bombay, dans les ann�es 1970 et 1980, p�riode durant laquelle Indira Gandhi d�cr�te l��tat d�urgence. Sur cet arri�re-fond d�une actualit� politique tourment�e, ponctu�e par des massacres d�opposants et par le scandale des st�rilisations forc�es, nous d�couvrons quatre destin�es, quatre personnages venus d�horizons divers et qui, au gr� des circonstances, vont �tre amen�s � vivre sous le m�me toit. Voici Dina Dalal, une jeune veuve qui, ayant rejet� l�autorit� de son fr�re, d�cide de gagner sa vie en se lan�ant dans la confection � domicile. Pour ce faire, elle va engager deux tailleurs, Ishvar et Omprakash, tous deux issus de la caste des intouchables Chamaar. Elle se r�soudra �galement � louer une des chambres de son appartement � Maneck Kohlal, jeune homme ayant quitt� sa famille et ses lointaines montagnes afin d��tudier en ville les techniques de r�frig�ration. Tous ces personnages commenceront par se m�fier les uns des autres mais, au fil des pages, apprendront � se conna�tre, � cohabiter et m�me � s�entraider et � s�aimer, malgr� les diff�rences d��ge et de caste.

Bien d�autres personnages surviennent encore au cours du r�cit : le ma�tre des mendiants, Shankar le cul-de-jatte, l�impitoyable propri�taire de l�appartement de Dina Dalal, etc. Mais c�est le sort plus que cruel qui sera r�serv� aux deux intouchables Ishvar et Omprakash qui nous touche par-dessus tout. Ballott�s par l�histoire, prisonniers d�un syst�me qui les m�prise, on a le sentiment que rien, pas m�me l�amiti� de ceux qui ont appris � les conna�tre, ne peut les pr�server de la trag�die. Quoi qu�ils fassent, ils finissent par �tre broy�s par le chaos et la corruption qui r�gnent dans le pays.

N�h�sitons pas � lire ce roman dont le souffle rappelle celui du Victor Hugo des " Mis�rables ". Il y est beaucoup question de malheurs certes, mais c�est un livre qui n�est pas d�nu� d�une certaine dose d�humour et d�un certain soup�on de sympathie. C�est peut-�tre cela, en fin de compte, " l��quilibre du monde "�

Rohinton Mistry, L'Equilibre du monde,
Traduit par Fran�oise Adelstain, Livre de Poche.

les bienveillantes de jonatahn littell et la destruction des juifs d'europe de raul hilberg

par Luc Schweitzer ss.cc,
in "Horizons Blancs" n�190

Premi�re �uvre litt�raire, �uvre stup�fiante et monstrueuse, le roman de Jonathan Littell a d�j� fait couler beaucoup d�encre et peut-�tre provoqu� quelques jalousies. Car il est �vident que ce livre de 900 pages n�a pas d��quivalent dans la production contemporaine de langue fran�aise.

Avec un art et une intelligence qui forcent l�admiration, Jonathan Littell a su d�jouer tous les pi�ges en ne cherchant pas � d�crire par le menu, dans une fiction, l�entreprise g�nocidaire men�e par les nazis, mais en suivant le parcours d�un homme, un parmi d�autres, un officier SS, le docteur Maximilien Aue. Homme complexe, tortur�, n�vros�, celui-ci se d�crit cependant comme un �tre banal, � un homme comme les autres �, qui s�est content� de faire son devoir. D�embl�e, il nous interpelle en nous d�signant sous l�expression de � fr�res humains �. Sommes-nous donc les � fr�res humains � de cet officier SS qui assiste sans broncher au massacre de Juifs en Ukraine, qui �chappe de peu � la mort � Stalingrad et qui, ainsi r�compens� pour sa bravoure, est charg� de � rationaliser � le travail dans les sinistres camps de concentration d�Auschwitz et autres lieux ?

On peut certes, si l�on veut ergoter, souligner les quelques imperfections d�un tel roman, mais on ne peut pas nier que Jonathan Littell pose, nous pose, de vraies questions, de ces questions auxquelles nous n�aurons jamais fini d��tre confront�es parce que nous ne pourrons jamais leur donner de r�ponses enti�rement satisfaisantes. L��nigme du mal absolu restera toujours pr�sente dans nos esprits comme une blessure qui ne peut se cicatriser et tous ceux qui auront contribu� ne serait-ce qu�� la d�signer d�une mani�re un peu plus pr�cise n�auront pas travaill� en vain. Comment des � hommes ordinaires � tels que le Maximilien Aue du roman sont-ils devenus les rouages d�un syst�me inique, d�une machine � broyer, d�une entreprise d�extermination de masses ?

A la question du � comment �, des �l�ments de r�ponse peuvent �tre donn�s. A ce sujet, je recommande fortement la lecture de La destruction des Juifs d�Europe de Raul Hilberg, ouvrage de r�f�rence sur le g�nocide dont une �dition d�finitive vient de para�tre chez Folio. Dans cette somme nous est expliqu� le plus exhaustivement possible comment s�est mise en place l� � endl�sung �, la solution finale. � Elle proc�da par �tapes �chelonn�es dont chacune r�sulta de d�cisions prises par d'innombrables bureaucrates au sein d'une vaste machine administrative �, �crit Raul Hilberg.

Reste la question du � pourquoi �, question obs�dante � laquelle personne ne donnera jamais de r�ponse d�finitive et qu�on ne peut cependant pas balayer d�un revers de main. Toute tentative d�explication de l� � innommable � est vou�e � un �chec plus ou moins partiel, mais tout ce qui ravive dans notre chair et dans notre esprit la blessure inflig�e � notre humanit� par l�entreprise nazie ne peut �tre consid�r� comme incongru. Le roman d�rangeant de Jonathan Littell fait d�finitivement partie de cette cat�gorie.

Jonathan Litell, Les bienveillantes, Editions Gallimard.
Raul Hilberg, La destruction des juifs d'Europe, Editions Folio Histoire.